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Le Droit comme champs principal du conflit dans le monde d’aujourd’hui

Nahla Chahal

jeudi 13 juillet 2006 par Administrateur

J’ai écris cet article pour le journal al-Hayat au début du mois de juin, avant le suicide des trois prisonniers de Gantanamo que l’administration américaine a officiellement considéré comme « un acte de guerre contre les EU », exemple que j’aurais volontiers ajouté à mon texte. Les récentes décisions de la cour suprême américaine concernant Guantanamo montrent à quel point l’atteinte au Droit est avancé, si avancé que même cette Cour en sent le malaise. Par ailleurs, la bataille sur le Droit dans le monde arabe est centrale. Elle conditionne la mise en place et l’action des structures les plus militantes, comme nous pouvons le constater en Egypte avec le mouvement Kefaya, et récemment le combat des Juges pour leur autonomie, et les combats des Syriens contre l’état d’urgence, des Tunisiens contre les pratiques de l’Etat policier etc...

Nahla Chahal, 11 juin 2006

Qui aurait cru que la défense du Droit deviendrait un jour une activité subversive. Le Droit, censé par définition être le cadre de protection de l’ordre établi, était de ce fait considéré comme un rampart du conservatisme ! Cependant, cette considération est remise en cause depuis que la théorie du choc des civilisations est devenue la doctrine officielle de l’unique puissance mondiale, et depuis que se déploie la mise en œuvre des politiques qui en découlent - Guerre Globale et Permanente contre le Terrorisme en tête.

Un discours de plus en plus diffus, qui se fait chaque jour plus clair et explicite, présente comme une valeur assumée ce qui était considéré auparavant comme un anathème : La légitimité d’adopter les "deux poids, deux mesures". Cela semble relever d’un retour à la pensée, aux valeurs et aux pratiques de la période coloniale, voire même à ces temps obscurs où l’humanité se partageait en maîtres et serfs ou esclaves, inégaux par nature. C’est comme si l’ensemble des conventions et traités, ratifiés surtout après la deuxième guerre mondiale, n’était qu’une parenthèse éphémère. Les plus cyniques avancent que ces principes et déclarations universellement proclamés, n’étaient rien d’autre que des mesures ponctuelles dictées par les nécessités de la gestion de l’équilibre des blocs qui caractérisait la guerre froide, bien loin de quelconques valeurs de progrès ou de leçons apprises de l’expérience des catastrophes !

Les signes de cette régression sont multiples et se retrouvent à plusieurs niveaux de la réalité. Le rapport annuel d’Amnesty International paru il y a quelques jours fait figurer les Etats européens - quasiment tous - dans la listes des pays coupables de violations des droits humains. Ces violations se manifestent principalement dans l’application des politiques de gestion de l’immigration et de l’asile, ainsi que dans les moyens utilisés pour la lutte antiterroriste. L’année passée a en effet été émaillée d’informations sur de scandaleux centres de détention clandestins contrôlés par la CIA sur le territoire de plusieurs pays européens, sur l’utilisation des aéroport européens pour le transfert de prisonniers vers le camp de Guantanamo ou vers d’autres lieux de détention, et il semble que ce n’est là qu’une petite part d’une réalité bien plus importante. Il apparaît, pourtant, que ces informations ne sont plus qualifiées de "scandaleuses" que par la force de l’habitude et que le dévoilement des pratiques citées n’a pas de conséquences pouvant affecter de manière significative ceux qui s’en rendent coupables. En effet, ceux qui s’appliquent à dépouiller de leurs droits fondamentaux les populations dont les conditions de vie sont les plus précaires en Europe (les migrants), qui détiennent des réfugiés dans des centres de "regroupement" ou de "rétention" dignes d’un autre âge, ceux là ne choquent personne par des pratiques facilement justifiée par les impératif de la lutte contre le terrorisme.

Dans ce même rapport - et dans un document annexe paru quelques jours plus tard - Amnesty International se penche sur la situation des droits humains aux Etats-Unis d’Amérique. L’organisation y use d’un ton bien plus dur et alarmé que celui qu’elle a adopté pour traiter des pays européens. Tous les rapports de l’organisation portent une mention qui accompagne chacun de ses communiqués : "Amnesty International défend des individus sans prendre position quant à leurs éventuelles opinions ou à celles des organisations auxquelles ils peuvent appartenir". En cela, la mention entre en contradiction avec l’idéologie désormais dominante du choc des civilisations. Cette phrase courte et routinière se met revêtir un véritable programme politique.

Outre les informations sur la grève de la faim des prisonniers de Guantanamo Bay et la description des méthodes utilisées pour nourrir de forces les grévistes - qu’Amnesty assimile à de la torture - une petite phrase prononcée par le porte-parole de l’armée US nous est parue marquante : "la multiplication des grévistes de la faim correspond aux techniques du réseau al-Qaïda" a-t-il dit, pour ajouter ensuite "les prisonniers font cela pour attirer l’attention" !!

Cette déclaration du responsable militaire américain procède indubitablement d’une logique cohérente. Logique qui dénie tout droit aux personnes détenues, qui en plus de les priver de la possibilité de communiquer avec le reste du monde, de jouir de leurs droits à un procès équitable et à une assistance médicale, les condamne s’ils ont l’audace d’exprimer leur désaccord ou de contester leurs conditions d’incarcération. Plus, cette logique voit dans l’expression de ce désaccord la preuve de l’appartenance des contestataires à al-Qaïda, ce nom devenu une formule magique qui autorise la suspension de toute loi, de toute coutume, de toute protection et de tout droit ! Pas plus qu’elle n’a eu cure du rapport d’AI, l’administration états-unienne n’a prêté quelque attention au dossier non moins sévère établi peu auparavant par le rapporteur spécial aux Droits de l’Homme des Nations Unies qui recommande la fermeture immédiate du camp de Guantanamo.

Quand à la dernière trouvaille états-unienne dans le domaine de la violation des lois instituées, c’est cette décision du Pentagone d’abroger purement et simplement un des paragraphes de la convention de Genève se rapportant au traitement des prisonniers. La convention de Genève, ainsi que plusieurs autres traités et accords internationaux, a été adoptée à l’issue du second conflit mondial afin d’éviter la répétition des horreurs qui ont accompagné les actions militaires d’alors. Une partie de ce texte réglemente le statut et le traitement des civils au cours d’un conflit armé, une autre partie traite des prisonniers de guerre. Le paragraphe en question a tout simplement été supprimé des manuels militaires états-uniens, rendant licite de facto des actes tels que la boucherie de Hadîtha en Irak perpétrée par les unités américaines, ou encore les traitements administrés dans les différents centres de détention de l’armée américaine dont la prison d’Abû Ghraïb est une illustration inoubliable. Selon la nouvelle logique, ce ne sont plus les actes comme ceux d’Abû Ghraïb qui posent problème, mais le fait qu’ils aient pu être filmés. La mesure appliquée au texte de loi par le Pentagone permet de parer à cette ennuyeuse éventualité en faisant disparaître la référence juridique qui constitue son caractère problématique. Le rapport à la loi se fait ainsi « à la carte », on retient ce qui convient et on rejette ce qui déplait.

Cette évolution n’est qu’un moment de transition vers une période dans laquelle la force sera complètement libérée de ce type de considérations juridiques. Bien que n’ayant jamais constitué un obstacle déterminant, ces contraintes juridiques n’en sont pas moins gênantes, ne serait-ce que parce qu’elles rappellent une époque supposée révolue où les puissances victorieuses pouvaient encore se voir imposer des limites. Nouvelle barbarie, me direz-vous ? Pourquoi voulez-vous, répondrais-je, que ce qui domine l’économie y soit cantonné et ne soit pas également ce qui organise la politique, les relations internationales et les rapports sociaux ? L’ordre économique prétend se déployer par le démantèlement de tout cadre et de toute protection, ( en fait de concurrence libre, on démantèle les protections des plus faibles), il n’est mu par rien d’autre par la loi du profit, il fait de la corruption, entendue en son sens plein, c’est-à-dire la marchandisation de tout objet, toute valeur et tout principe, sans aucune limite ni interdit, le principe même de son fonctionnement.

Ne sommes-nous pas à une époque où une organisation comme Amnesty International peut se retrouver à figurer sur la liste des organisations terroristes ? Ne sommes-nous pas sur le point d’assister à l’annulation officielle des cadres législatifs fondés sur les principes qui, malgré leurs limites et leur incapacité à empêcher le mal, sont historiquement le produit de la prétention de l’humanité au progrès ?

Monsieur Georges W. Bush n’a-t-il pas réussi le miracle de faire de la loi et du droit des domaines révolutionnaires ?

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